Sauvé par le gong
Lionel Cardon a été incarcéré pendant trente-trois ans. Il a découvert la boxe en quartier d’isolement et c’est grâce à elle qu’il n’a pas sombré. Libéré depuis quelques semaines, il rêve maintenant d’une vie d’entraîneur boxe.

Savoure-t-on le parfum de la liberté comme celui d’une ancienne maîtresse ? Pas sûr… Toutes les cinq minutes, Lionel Cardon enfonce dans ses narines un inhalateur d’huiles essentielles. « Je ne supporte pas la pollution de la ville », lâche-t-il. Avec son 1,80 m et ses 80 kg, l’homme serait-il délicat ? « Non, mais en prison les sens n’ont plus de sens, souffle Lionel Cardon. Je dois tout réapprendre. J’ai un goût de cendre dans la bouche, je viens de renaître. »
Depuis le 15 octobre, cet ancien DHR – détenu à haut risque – est de retour parmi les hommes libres, après vingt-neuf ans de placard. Et depuis près de deux mois, après avoir quitté le centre de détention de Muret, près de Toulouse, il est redevenu Lionel Cardon, lui qui a été désigné, le temps de son incarcération, par un matricule ou des initiales administratives. L’ancien taulard a passé plus de temps à l’ombre que « sous une ombrelle à siroter de la vodka », comme il dit. En tout ? Trente-trois années (entre 1978 et 1983, puis de 1984 à 2012) à ressembler à un derviche solitaire qui toupillait dans les centrales françaises. « J’ai 54 ans, et j’ai passé l’âge du Christ en prison, avance-t-il, c’est logique que je sois devenu athée. »
Il parle comme dans un film de Michel Audiard. Ça tombe bien, son histoire a tout d’un polar, celle d’un petit braqueur qui allait devenir, dans les années 1980, l’ennemi public numéro 1. « C’est fou ! Je suis pourtant Capricorne ascendant Balance mais je ne parle pas, sourit-il. Mon grand-père résistant a été déporté à Buchenwald, c’est peut-être pour ça ! » En 1984, après une cavale médiatique, le Normand est condamné deux fois à perpétuité pour un triple meurtre. « En zonze », il devient une légende avant de se calmer et de tomber « infiniment » amoureux… de la boxe. « Je serais mort aujourd’hui sans elle, elle m’a sauvé la peau, jure-t-il. J’ai vu tellement de gars qui ont été étouffés par la haine. Moi, je n’ai plus de ressentiment, c’est destructeur. J’ai eu la chance de ne pas mourir de haine. » Le voici aujourd’hui dehors depuis quelques semaines, avec comme projet de réinsertion de travailler dans l’univers de la boxe.

La boxe ? Un coup de foudre. C’est son sauveur, sa béquille, sa compagne. Ses gants sont devenus des compagnons de cellule, ses confidents les plus proches. Et, aujourd’hui encore, Lionel Cardon a toujours avec lui ces amis inséparables dans un sac à dos.
A voir cet homme aux faux airs de légionnaire, avec ses rides qui grignotent son visage affûté, plongé dans une France qu’il ne reconnaît plus – « la société est plus stressée, plus fragilisée qu’à mon époque », constate l’ancien détenu -, il semble loin d’être perdu dans les rues colorées de Toulouse. « Je suis serein « , dit-il de sa voix chantante. La boxe lui a appris à « esquiver » les mauvais coups, le vice et les anges qui s’habillent en malfrat. « D’autres sont morts ou ont fini en hôpital psychiatrique, c’est ça la prison », argue-t-il.
« En détention, c’était une bête fauve, se rappelle son avocat, Pierre Blazy. Il ne supportait pas l’isolement. » Lionel Cardon a passé quatorze ans dans les mitards, les tristement célèbres quartiers de haute sécurité (QHS) devenus quartiers d’isolement et de sécurité (QIS). Il était le cauchemar des directeurs d’établissement pénitencier. Combien de fois a-t-il tenté de s’évader ? Combien de matons ont reçu des « cinq francs », des droites dans son vocabulaire ? « Je ne compte plus », dit-il. Avant sa rencontre avec la boxe, dans les centrales de Clairvaux (Aube) ou de Saint-Maur (Indre), il posait sa couverture et son linge pour en faire un sac de frappe. « Si tu ne fais rien, tu fonds… Tu perds l’usage de la parole et tu craques », explique-t-il. Les pompes, les abdos sont une manière de ne pas perdre la tête. La folie, selon lui, se cache à l’ombre des barreaux.
On pourrait presque lire sur ces mains blanchâtres – aussi dures que le béton de ses anciennes cellules – l’histoire de sa vie en détention. « J’ai fait toutes les centrales du pays, c’est ce qu’on appelle le tourisme carcéral, souligne Lionel Cardon. On peut dire que je suis un centralien. »
« J’AI PASSÉ UN DEAL AVEC LA DAP »
Tout bascule en 1995, après une quatrième et ultime tentative pour se faire la belle de la prison d’Arles (Bouches-du-Rhône). Un haut responsable de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) vient le voir au QIS de la prison de Bois-d’Arcy (Yvelines). « Cessez de chercher à vous évader, lui dit-il. Vous êtes sur le fil du rasoir. Nous sommes prêts à vous mettre en détention normale. Que souhaitez-vous faire ? » Il réfléchit : « Pourquoi pas de la boxe anglaise ? J’ai fait du pieds-poings plus jeune. La boxe, ça me tente. » C’est le cessez-le-feu. « Lio » s’engage alors à ne plus essayer de s’évader. « J’ai passé un deal avec la DAP« , souligne-t-il. Et dans son monde de bandit à l’ancienne, une parole vaut tous les contrats.
Il est transféré à la centrale de Moulins-Yzeure (Allier). Il monte une salle de boxe et commence à s’entraîner avec quelques détenus. « Je revivais, atteste l’ancien détenu. J’ai commencé à relever la tête, je me rappelle avoir senti l’oxygène. » Le reste de la semaine, quand il n’y a pas cours, le détenu initie les plus jeunes. « C’est un changement radical, souligne son avocat Pierre Blazy. Depuis, il n’a plus été violent. » Cardon revit et choisit une existence aussi droite et raide que les cordes d’un ring. Avec ses potes de la « zonzon », il arrête la viande, prend des protéines et même de la créatine, un produit à base d’acides aminés qui fait grossir les muscles. Tout change. Il n’est plus stigmatisé comme un homme dangereux.
Tout rebascule en 2006. A la centrale de Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime), il y a un atelier de boxe. Un intervenant propose un jeu de rôle : aux détenus d’être entraîneurs. « Au départ, il n’y croyait pas trop. Mais au fil du temps il s’est investi ; il avait tellement de remords, se souvient Daniel Leroy, l’intervenant de l’époque. J’ai vu un autre regard chez Cardon. Il voit les failles chez l’autre, et il était capable de corriger quelqu’un qui avait la garde trop basse. » L’idée fait son chemin : et si, une fois dehors, il travaillait dans la boxe ? Et s’il devenait… entraîneur ?

Entre les murs, le « noble art » l’oblige à respecter des règles, un concept nouveau pour lui. « La boxe te vide, tu ne penses plus aux murs, juste à ton sport, raconte-t-il. La nuit, tu dors parce que tu es fatigué. Même les matons se mettaient à me parler de boxe. J’avais la reconnaissance de l’autorité. Je me suis évadé autrement. » Maintenant, c’est certain : une fois dehors, le double RCP – réclusion criminelle à perpétuité – sera entraîneur.
Pour Didier Trembleau, juge d’application des peines (JAP) à Toulouse – qui a prononcé sa semi-liberté -, Lionel Cardon a montré à travers la boxe qu’ « il pouvait s’impliquer dans un projet et s’y tenir. Il est capable d’avoir un engagement. La boxe peut être un élément de réinsertion, mais en soi ce n’est pas suffisant ».
Difficile de le contredire : une fois sorti, tout n’est pas si facile pour Cardon. Sa nouvelle vie ressemble étrangement à l’ancienne. La galère l’accompagne, la solitude aussi. Trouver un job dans la boxe n’a rien d’évident. Pour un ancien repris de justice, devenir entraîneur est impossible. Pour y parvenir, il faut avoir le brevet d’Etat, qui exige un casier judiciaire… vierge. Que faire ? Passer un diplôme fédéral ? Il coûte près de 2 500 euros. Lionel Cardon touche 11,01 euros par jour au titre de l’allocation temporaire d’attente (ATA). Cette formation – le diplôme de prévôt fédéral – lui permettrait de seconder un entraîneur, de servir de sparring-partner… Cependant, ces tâches ne sont pas rémunérées, ou très peu. « C’est ingrat mais je suis prêt », soupire-t-il. Mais qui pourrait accepter un gars qui a passé une trentaine d’années en prison ? « On essaie de lui trouver un contrat de 20 heures dans une salle », explique Saïd Amarouche, son référent Pôle emploi.

Lionel Cardon avait une touche avec l’Académie Christophe Tiozzo, une salle de boxe en banlieue de Toulouse. Mais un jour, accompagné d’un photographe du Monde, il se voit refuser l’entrée du gymnase. « On ne veut pas de moi, argue-t-il. On ne veut pas de moi car j’ai un lourd passé. » « Non, rétorque Isabelle Lhermite, la déléguée générale. Il est le bienvenu, mais on ne veut pas médiatiser son retour. S’il veut s’investir, il faut qu’il fasse, pendant une ou deux années, ses preuves au club. Il n’y a pas d’exception. »
Mais le boxeur est impatient et le temps n’est pas un allié. « En prison il avait la légitimité, le vécu. Dehors, il n’est rien, il repart de zéro », assène Saïd Amarouche. La Fédération française de boxe (FFB) tente d’accompagner « Lio », de calmer ses attentes et de l’encourager vers une autre voie. « Il peut devenir arbitre, affirme Myriam Chomaz, ancienne championne du monde et cadre technique à la FFB. Il aura une reconnaissance du milieu. Je sais, ce n’est pas facile, il y a une grosse attente chez lui, mais il ne pourra pas gagner sa vie avec la boxe. » « Je constate une certaine rigidité de la part de l’administration de la boxe, peste Lionel Cardon. Tout le monde souhaite la réinsertion par ce sport, mais il n’y a rien de concret. »
Pourtant, sa réputation et son cas résonnent dans le monde de la boxe. Mahyar Monshipour, ancien champion du monde – qui se rend souvent dans les prisons pour des interventions -, a entendu parler de ce type autrefois violent qui rêve maintenant de devenir entraîneur. « Mais ce n’est pas gagné, constate Lionel Cardon. Il faut que je continue à lever la garde. »
L’ancien détenu pense aussi à devenir coach privé. « Les gens ont toujours besoin d’apprendre à se défendre, croit-il savoir. Il n’y a pas forcément besoin d’un diplôme. » Mais acheter des « pattes d’ours » (nécessaires pour l’entraînement) et d’autres matériels coûte cher. Il espère que Brahim Asloum, l’ancien champion du monde, rencontré en 2011 lors d’un tournoi pénitencier, l’aidera à concrétiser son dessein.
Chaque soir, Lionel Cardon prend le bus 58 pour rentrer – avant 18 heures – dans un bâtiment qui jouxte la maison d’arrêt de Muret. En semi-liberté, il doit encore dormir une année sous surveillance. « C’est le Formule 1 « , ironise-t-il. Là-bas, Lionel Cardon entraîne quelques gamins en attendant mieux. Son référent Pôle emploi essaie de lui procurer un boulot dans la logistique, à défaut d’en dénicher un dans la boxe. Et, chaque matin, dès 9 heures, Lionel tente de trouver une salle où il pourrait s’entraîner et entraîner. « Le chemin de la rédemption, ou de la contrition, tu appelleras ça comme tu veux, est long, très long, trop long », râle-t-il en mâchant un chewing-gum pour muscler sa mâchoire.
Il y a quelques jours, dans un bar toulousain, quelqu’un l’accoste : ce type-là a su que Cardon était boxeur et ancien taulard. Ce quadra fringant lui propose de vendre pour lui de la… coke. « Dans ton milieu, ils aiment ça, rigole-t-il. Et tu pourras te refaire. » « Je l’ai emmené dans un coin, et je lui ai mis un « cinq francs », raconte Cardon. J’ai tourné le dos à tout ça, et on veut que je replonge. Je veux me refaire mais dans la légalité. » La liberté coûte cher. Lionel Cardon l’apprend…